Michèle Martin et sa libération

Article de La Libre Belgique qui ne peut que nous interpeller.
Sans aucun doute un sujet de réunion!

« Emotion incompressible »

Libre Belgique Mis en ligne le 03/08/2012

Annick Hovine

“Le point de vue des victimes et celui du droit ne parviennent pas à se réconcilier.” Décryptage avec Edouard Delruelle, philosophe (ULg).

Entretien

La perspective d’une prochaine libération conditionnelle de Michelle Martin provoque de vives réactions. Tentative d’analyse avec Edouard Delruelle, professeur de Philosophie à l’Université de Liège.

Pour des criminels hors normes comme Michelle Martin ou Marc Dutroux, une réinsertion dans la société est-elle possible ?

A partir du moment où on supprime la peine de mort, ça veut dire implicitement qu’on considère que les êtres humains ne sont jamais définitivement monstrueux et, donc, qu’une forme de réinsertion est possible à un moment donné. La suppression de la peine de mort entraîne automatiquement, dans l’esprit, la suppression de la perpétuité réelle. C’est une sorte de pari anthropologique – qu’on peut toujours discuter – qu’aucun individu n’est totalement irrécupérable. C’est la logique du système et le point de vue du droit. Même pour ce type de crimes particulièrement odieux.

Une logique qui n’est visiblement ni comprise ni acceptée dans la rue…

Ce point de vue se confronte à celui des victimes. La caractéristique fondamentale de l’affaire Dutroux, en 1996, et encore aujourd’hui, c’est le divorce entre le point de vue du droit et celui des victimes. Un divorce irrémédiable. Il est normal qu’on s’interroge sur les conditions de la libération. Sont-elles bonnes ? Seront-elles respectées ? Mais une chose me frappe : on entend aussi de nombreuses protestations par rapport aux crimes commis. Je ne crois pas du tout à la Michelle Martin tétanisée, soumise voire victime de Dutroux. Je la crois complice de l’abomination. Mais dire, comme beaucoup – dont des gens instruits, notamment dans les médias -, qu’on ne peut pas lui accorder une libération conditionnelle à cause de l’horreur des crimes commis, c’est être à côté du sujet. Le tribunal de l’application des peines ne revient pas sur les crimes qui ont été jugés; il regarde la possibilité d’une réinsertion.

Les parents des victimes auront toujours du mal à envisager une libération de Michelle Martin, sans même parler de Marc Dutroux.

Evidemment. Le point de vue des victimes, ce sera de toujours rappeler l’horreur du crime et l’abomination qu’ils ont fait subir aux « petites », comme les appelle Jean-Denis Lejeune, alors que le point de vue du droit, c’est de passer à autre chose. Dans l’affaire Dutroux, ces deux points de vue ne parviennent pas à se réconcilier. Tout le processus de la Justice, c’est de retisser des liens entre la société et les victimes, entre la société et les coupables.

L’opinion publique a pris le parti des parents.

Mais, fondamentalement, la population ne réagit pas de façon haineuse ou en réclamant la peine de mort – je passe sur ce qu’on peut trouver sur les forums. Elle exprime plutôt une défiance par rapport à l’institution de la justice : les gens ne croient pas que l’institution judiciaire va pouvoir trouver une solution à l’affaire Dutroux. On est plus dans ce que Pierre Rosanvallon – un intellectuel français dont les travaux portent essentiellement sur l’histoire de la démocratie, NdlR – appelle la contre-démocratie, c’est-à-dire la démocratie de la défiance par rapport aux institutions. Il s’agit plus de cela que d’un populisme haineux qui appellerait à la vengeance. J’ai toujours considéré, en 1996 déjà, que l’affaire Dutroux était le symptôme, plus que la cause, d’une défiance par rapport à la justice. Ce qui se rejoue ici, avec la libération de Mme Martin, c’est une sorte d’opposition entre, disons, le peuple un peu irrationnel et le cercle de la raison, des gens informés qui défendent la rationalité de la justice.

Michelle Martin n’est-elle pas condamnée à une mort civile ? A part les Clarisses de Malonne, personne ne veut d’elle…

Je ne parlerais pas de mort civile. Je pense surtout qu’on ne sait pas très bien quoi faire de Dutroux et Martin. Quand on pousse un peu la discussion avec des gens qui ne sont pas du sérail judiciaire, ils ne sont pas pour la peine de mort, ni pour la perpétuité ni pour la libération Ils sont dans une sorte de trou noir social. Normalement, la société trouve toujours une solution symbolique, qu’elle soit religieuse, politique, judiciaire. On voit bien qu’on est ici dans une déchirure irrémédiable qui traverse sans doute chacun de nous.

En annonçant des modifications de loi après cette libération qui dérange, les politiques ne renforcent-ils pas la défiance envers la justice ?

C’est un peu ironique mais la défiance s’exprime vis-à-vis du pouvoir politique dont les réponses ne satisfont pas les gens. Et ne les satisferont jamais. Dans un premier temps, la libération conditionnelle était le fait du politique. On l’a transférée au pouvoir judiciaire, en créant le tribunal d’application des peines (TAP). En privé, certains politiques ne se privaient pas de dire que ce n’était pas la bonne solution, parce que, précisément, le pouvoir exécutif pouvait prendre en compte l’émotion populaire – ce qu’un TAP n’a pas à faire. Il est évident qu’un ministre de la Justice, quel qu’il soit, n’aurait jamais accordé la libération conditionnelle à Michelle Martin.

Ni le précédent, Stefaan De Clerck, CD&V ni l’actuelle, Annemie Turtelboom, Open VLD, n’ont d’ailleurs jamais accepté de lui octroyer le moindre congé pénitentiaire.

Le dossier Martin est, bien au-delà du judiciaire, un dossier politique. On voit bien qu’on n’a fait que reporter la question. Qui faisait problème dans l’affaire Dutroux ? L’institution judiciaire ! Maintenant, on se dit que la loi n’est pas bien faite et qu’il faut, par exemple, des peines, incompressibles. Et là, il faut l’intervention du pouvoir législatif. Mais on sent bien que ça ne réglerait pas le problème : au bout d’une peine incompressible, même de trente ans, Michelle Martin serait libérable. Et il se reposerait. Les trois pouvoirs se refilent le dossier, ou le réclament, mais le problème est plus grave que cela. On est au-delà d’un problème de tuyauterie institutionnelle. En l’occurrence, ce n’est pas la peine, mais l’émotion populaire qui est incompressible. On sent bien qu’il n’y a pas de solution même si cela reste le rôle des politiques et des juges de quand même en trouver.

La justice n’est pas la vengeance  Libre Belgique Mis en ligne le 03/08/2012

Une opinion de Antoine LEROY, Avocat.

Non, je suis désolé, mais je ne trouve pas monstrueuse la décision prise par le Tribunal d’application des peines de libérer Michelle Martin, conformément à la loi, étant entendu que, selon les informations disponibles dans la presse, elle était admissible à cette libération depuis plus de cinq années et qu’une décision analogue avait déjà été prise il y a plus d’un an, mais n’avait pu être mise en œuvre pour des raisons pratiques.

Par contre, je suis effrayé par ces projets de marches de la haine, ces propos orduriers, voire ces appels au meurtre, diffusés sur Internet, suivis de ces dégradations commises au préjudice de cette communauté religieuse qui a le tort d’accepter en son sein celle dont personne ne veut, contraignant la police à protéger cette institution et ses membres.

Ici encore, la passion l’emporte sur la raison, sans doute parce que l’opinion publique ne parvient pas à distinguer la justice de la vengeance. Déjà dans les sociétés primitives, le corps social s’est aperçu que la vengeance, qui implique la punition de l’auteur d’un fait délictueux par celui qui s’en estime préjudicié, devait être institutionnalisé afin d’éviter le chaos. Cette confiscation du « droit » individuel de vengeance de la victime au profit de la société s’appelle la justice. On ne peut pas violer celui qui a violé, on ne peut torturer celui qui a torturé et on ne peut occire celui qui a tué.

A la place, un système de sanction est organisé et mis en œuvre par des magistrats, au nom de la société. Cette notion n’est cependant jamais totalement entrée dans les mœurs, et on le remarque particulièrement à l’occasion de ces affaires médiatisées. Pourquoi les prisons sont-elles dans un tel état de délabrement ? Parce qu’aucun responsable politique ne croit utile de se saisir de ce problème, électoralement délicat. Le coupable doit payer, doit souffrir et tant mieux s’il se trouve dans une cellule insalubre et surpeuplée, traité comme un animal.

La presse d’hier se faisait l’écho du témoignage d’un parent d’une victime : pourquoi aurait-elle une deuxième chance, elle, puisqu’elle n’en a laissé aucune à sa fille ? La réponse est pourtant simple : la justice n’est pas la vengeance et si la société se comportait à l’égard des condamnés comme ceux-ci se sont comportés à l’égard de la société, le caractère répréhensible, et parfois odieux, des faits pour lesquels ils ont été condamnés serait finalement légitimé par la société elle-même. Et paradoxalement, infliger à un coupable ce qu’il a fait subir à une victime conférerait à celui-ci le même statut.

On entend aussi que la justice est rendue contre le peuple. C’est exactement l’inverse qui s’est passé en l’espèce. Michelle Martin a été condamnée par un jury populaire à un emprisonnement de trente ans. La première question que posent les jurés au président de la cour d’assises lorsqu’ils entrent en délibération est de connaître la partie effective de la peine d’emprisonnement qui devra être subie par le condamné. Ici, le jury a décidé d’infliger une peine de trente ans, en étant parfaitement informé qu’après dix ans, une libération conditionnelle était possible.

Revenir sur ce qu’a décidé ce jury, en parfaite connaissance de cause, reviendrait donc à mettre à néant la décision du peuple. Les propos les plus consternants entendus ou lus ces derniers jours n’émanent en réalité pas de l’opinion publique, mal informée, mais de ses représentants. Profiter de cette triste affaire pour critiquer les institutions judiciaires, pour s’indigner de l’application de la loi ou pour relancer cette théorie boiteuse des peines incompressibles, que la France se prépare à abroger, à quelques mois d’élections communales, est désespérant.

Tout aussi critiquable est cette décision du parquet général de signer un pourvoi dans le seul but, semble-t-il, de maintenir en détention cette femme un mois de plus, puisqu’à ce jour il n’a jamais été question d’un quelconque moyen de droit permettant de soutenir ce recours extraordinaire, pour ensuite reporter, sans doute, la responsabilité de cette libération sur la méchante Cour de cassation, celle-là même qui avait déjà rendu cet arrêt Spaghetti tellement critiqué. Il est tellement facile de hurler avec les loups. Eduquer, éclairer la population à propos de ces questions fondamentales qui l’intéressent au premier chef nécessite bien entendu un travail plus long, plus complexe, mais tellement nécessaire dans une société démocratique.

On ne peut pas oublier, mais

Libre Belgique Mis en ligne le 03/08/2012

L’amour ne peut avoir nulle frontière et doit pouvoir aller à la rencontre des ennemis.

Une nouvelle chance est donc offerte à Michelle Martin pour reconstruire sa vie. La justice la lui donne, elle qui n’a pas pour but la vengeance, mais de l’empêcher et de nous protéger de la dictature de l’émotion et de l’immédiat. Il faut en effet du temps pour se frayer un chemin dans le maquis des droits et devoirs, des circonstances atténuantes et du respect de chacun, de la victime comme du coupable. Dans un Etat de droit, La loi doit être respectée, toute la loi, et rien que la loi, qui est la même pour tous. Peut-être faut-il la revoir. Mais, en tout cas, pas dans la précipitation de l’actualité.

A l’annonce de la libération conditionnelle de Michelle Martin, cependant, de nombreux citoyens et responsables politiques ont fait entendre leur indignation, voire leur colère. Un pourvoi en cassation a été déposé. L’ex-couple Dutroux a en effet franchi toute limite et commis l’inimaginable, l’absolument inhumain. Une société ne peut admettre ces crimes. La plaie des parents est sans doute inguérissable. Que certaines voix le rappellent ne doit pas nous trouver sourds.

Les Sœurs Clarisses de Malonne, dont je salue la générosité audacieuse, se disent encore bouleversées « par l’horrible souffrance des victimes et de leurs familles qui ont traversé l’enfer ». Il n’empêche. D’autres voix peuvent aussi se faire entendre. Le pardon – ce « lent travail qui invente l’avenir » (Philippe Landenne) – ne concernerait-il pas Michelle Martin ? Il ne s’agit certainement pas d’oublier ni de nier la gravité des faits, mais de permettre à quelqu’un de se relever. Toute personne a le droit, à un moment donné, de se reconstruire, après avoir payé sa dette à la société. Or, c’est le cas de Mme Martin.

Depuis six ans, la loi lui permet de demander une libération conditionnelle. Elle l’a fait, mais personne ne lui offrait les conditions de réinsertion nécessaires. C’est la porte d’une communauté de femmes cherchant à vivre l’Evangile au quotidien qui a fini par s’ouvrir pour accueillir celle que l’on voudrait lyncher. L’ancienne compagne de Marc Dutroux s’est posée comme une ennemie de notre société, car qui touche aux enfants touche à l’humanité tout entière. Mais l’amour ne peut avoir nulle frontière et doit pouvoir aller à la rencontre des ennemis.

Une femme comme Etty Hillesum, morte à Auschwitz en 1943, à l’âge de 29 ans, a pu écrire – tout en reconnaissant que cela lui ferait peut-être mal au stylo – que « si un SS me frappait à mort à coups de pied, je lèverais encore les yeux vers son visage et je me demanderais avec un étonnement angoissé, mêlé de curiosité humaine : Grand Dieu, mon gars, que s’est-il donc passé de si épouvantable dans ta vie pour que tu te laisses aller à des choses pareilles ? » (15 mars 1941).

Marc Aurèle, au 2e siècle, osait rappeler à ses contemporains que « le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui l’offensent » (Pensées pour moi-même, VII, 32). « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font », disait Jésus en croix. Le pardon peut s’offrir même avant la demande de pardon, il peut précisément être ce qui permet à la personne de se tourner vers l’avenir et de demander pardon.

Le repentir de l’enfant prodigue affamé était-il sincère ? Rien n’est moins sûr. Mais dans les bras accueillants de son père, tout a été à nouveau possible. L’espérance d’un mieux anime chacune de nos vies et est le moteur de nos existences. Qu’il puisse en être ainsi pour tous, sans exception.

Charles Delhez


Cela me donne la nausée

Libre Belgique  Mis en ligne le 03/08/2012

Une opinion de Myriam TONUS – Chroniqueuse

Michelle Martin va donc être, selon toute probabilité, accueillie dans la communauté des Clarisses de Malonne, qui m’est chère entre toutes. Ce matin, en ouvrant mon profil Facebook, j’y ai vu dégouliner des propos haineux, malsains. Des propos qui m’ont fait mal. Quoi donc ! Je ne communierais pas à l’indignation générale ? J’oserais me tenir en retrait, loin des victimes ?

Perdre un enfant est la pire chose qui puisse arriver. C’est l’horreur absolue, la vie qui se casse en deux – on ne s’en remet jamais vraiment. Je sais. Il y a douze ans, ma fille aînée de 27 ans est morte, tuée par un chauffard ivre. Elle allait rechercher à la crèche son petit. Je sais ce que c’est d’être désenfantée. Oh, il s’en trouvera certainement pour établir des comparaisons : un accident n’a rien de comparable avec ce qu’ont souffert les victimes de Marc Dutroux. C’est vrai, oui. Mais du côté des survivants, il n’y a plus que la communion du malheur. Un bébé de 13 mois orphelin et une famille pulvérisée. La vie d’avant, la vie d’après.

Et cependant, aujourd’hui je ne puis me taire. Parce que je suis blessée, effrayée de ce que je lis. Blessée et effrayée de ce déferlement de haine viscérale, qui en appelle à des châtiments que l’on dénonce avec indignation lorsqu’ils se passent en Afghanistan ou ailleurs, mais que l’on verrait bien aujourd’hui infligés chez nous. En toute bonne conscience, au nom de la compassion envers les victimes, au mépris des lois qui sont celles de notre pays.

Oui, cela me donne la nausée. Parce que la haine et le désir de vengeance (je les ai éprouvés, moi aussi) n’apaisent pas la souffrance, ils l’entretiennent comme un vilain feu. La mort d’un enfant est une des plus grandes figures du mal, lorsque des humains en sont responsables. Mais cela n’autorise en rien – cela l’explique, tout au plus – quiconque à s’ériger au-dessus des lois, à refuser à tout être humain, quoi qu’il/elle ait fait, la possibilité d’avoir un avenir.

Celui de ma fille s’est brisé en quelques secondes, laissant un enfant orphelin et une famille dans la tourmente. Mais j’espère, de tout mon cœur, que l’homme qui a coupé le fil de sa vie est un bon père et est devenu meilleur conducteur. J’espère qu’il a pu construire une vie digne de ce nom.

La douleur des parents de Julie, Melissa, An, Eefje, celle de Sabine et Laetitia sont incommensurables, irréparables. On ne peut qu’être avec eux, proches d’eux, à leurs côtés. Mais lorsqu’on souffre, ce n’est pas une empathie malsaine et haineuse qui vous tire du gouffre où vous êtes : c’est le silence et la présence. Ce matin, en lisant ce qui avait été déposé sur mon mur Facebook, j’ai eu mal. Comme la brûlure d’une poignée de sel jetée sur une plaie non refermée.

Myriam TONUS

Chroniqueuse

LETTRE OUVERTE d’ARTHUR BUEKENS

La régression humaniste : du pardon…à la vengeance…?

A quand la prochaine régression humaniste ? La question me semble posée par ce qui se vit depuis une semaine : l’humanisation avait consisté à passer de la vengeance à la loi du talion, et plus tard, au pardon… Nous avons sérieusement enclenché la marche arrière. Rappelez-vous !

Dans la nuit du 2 au 3 février 1975, après l’assassinat de son épouse, Julos Beaucarne lançait cet appel : Sans vous commander, je vous demande d’aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches ; le monde est une triste boutique, les coeurs purs doivent se mettre ensemble pour l’embellir, Il faut reboiser l’âme humaine. (…) à vous autres, mes amis d’ici-bas, face à ce qui m’arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu’un histrion, qu’un batteur de planches, qu’un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire à quoi je pense aujourd’hui : Je pense de toutes mes forces qu’il faut aimer à tort et à travers.

 

Dans « Vers l’Avenir » de ce 4 août 2012, 16 ans après les événements atroces qu’il est bien inutile de rappeler, je lis, éberlué que les manifestants (?) de Malonne ont applaudi des phrases de ce style : « Comment peut-on pardonner et laisser à Michèle Martin une seconde chance ? A-t-elle laissé une chance aux enfants ? Non! » et encore « A Mort Michelle ! » ou « La Loi du Talion » et « L’Eglise n’a pas à s’occuper de choses qui ne la concernent pas ».  Et comment peut-on affirmer d’autorité et sans avoir jamais eu le moindre contact avec Mme Martin : « Elle continue à manipuler. Elle bénéficie d’un traitement de faveur car elle ne répond pas aux conditions… »

Qui sommes-nous donc pour juger ainsi sans savoir, sans connaître, sans faire la moindre confiance aux personnes qualifiées qui ont côtoyé Mme Martin au long de ses 16 années de prison et accordé une libération conditionnelle après plusieurs refus ? Qui sommes-nous pour ainsi jeter les premières pierres sans le moindre scrupule ? Qui sommes-nous pour déclarer qu’il est évidemment impossible que 16 ans de prison puissent pousser quelqu’un à faire le point sur lui-même et prendre conscience des atrocités qu’il a pu commettre ? Qui sommes-nous pour dénier à des religieuses le droit de palier aujourd’hui aux carences de la société, tâche que les communautés de croyants ont accomplie tout au long des siècles ? Et si c’étaient elles, les religieuses de Malonne, qui tenaient le bon bout, en essayant de reboiser notre âme humaine, même profondément blessée comme celles des parents des enfants décédés dans la cave sinistre ?

Qui sommes-nous donc ? En 2009, à la tribune des Nations Unies, le rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation, le suisse Jean Ziegler affirmait qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les cinq secondes. Ne sommes-nous pas alors, collectivement, des personnes indignes de vivre, de sortir de prison, de ne jamais pouvoir bénéficier d’une seconde chance ? La plupart d’entre nous, y compris celles et ceux qui manifestent ces jours-ci, nous nous bouchons les oreilles, nous nous taisons dans toutes les langues sans jamais réclamer de nos femmes et hommes politiques d’utiliser les pauvres leviers en leurs mains pour faire changer de cap ce système qui laisse mourir de faim des centaines d’enfants chaque jour ? Les petites somaliennes, les petites hindoues, les petites péruviennes, toutes les fillettes, tous les garçons des pays où règne la famine ne sont-ils pas des humains comme les enfants européens ? Leurs vies valent-elles moins que les nôtres ? Un certain Hitler le prétendait il y a un peu moins de 70 ans…

On l’a rappelé des dizaines de fois dans les journaux parlés et télévisés de cette semaine : c’est un crime abominable et intolérable que Mme Martin a commis il y a 16 ans en laissant mourir de faim les petites Julie et Mélissa. Mais est-ce en manifestant contre les courageuses religieuses que nous reboiserons l’âme humaine dans cette triste boutique qu’est souvent notre monde ? Est-ce nous entraider à aimer à tort et à travers ? Et aimer à tort et à travers… n’est-ce pas la seule vraie porte de sortie ?

Arthur Buekens

Samedi 04 août 2012 – 22h30