LA FAMILLE DANS SON CONTEXTE
On peut s’interroger sur les espoirs que les personnes mettent dans leur vie familiale et constater les écarts éventuels avec la réalité. Mais il est une autre façon d’aborder la question : essayer de voir quels rôles les familles jouent dans la société. Telle est l’orientation des pages qui suivent.
Se poser la question du ou des rôles de la famille aujourd’hui indique déjà à suffisance qu’ils ne sont pas évidents. Nous sommes en période de pleine mutation et la famille, traditionnellement considérée comme la cellule de base de la société, n’échappe pas à la remise en cause. Pourtant, si l’on annonçait il y a vingt-cinq ans sa mort prochaine, nos contemporains semblent lui accorder aujourd’hui plus que jamais leurs faveurs. Lors d’un récent sondage au niveau européen, 95,7 % des Européens mettaient la famille au sommet de leur hiérarchie de valeurs. Et lorsque l’on sait que 79 % de ces mêmes Européens se disent « plutôt satisfaits » ou « très satisfaits » de leur vie, l’on peut penser que la vie de famille n’est pas seulement une aspiration utopique ou illusoire qui ne se vérifie pas dans la réalité.
Bien entendu, sachant que cette famille recouvre aujourd’hui des réalités bien plus diverses (cohabitants non mariés, familles monoparentales, familles recomposées) que la traditionnelle entité « parents mariés, avec enfants communs », on peut supposer que les rôles qu’elle assume ont eux aussi changé et ne se limitent plus à la transmission d’un nom et d’un patrimoine économique et culturel.
Ca sert à chercher le bonheur.
Le premier rôle que l’on assigne aujourd’hui à la famille semble tellement évident que l’on en oublie parfois qu’il est assez récent dans l’histoire.
Un homme et une femme forment couple parce qu’ils s’aiment et pour être heureux, et s’ils mettent au monde des enfants, c’est qu’ils le veulent (la maîtrise de la fécondité est également récente) et que cela participe à leur projet de bonheur.
Jadis, procurer le bonheur aux siens consistait essentiellement à leur assurer le bien-être matériel, voire la survie. Aujourd’hui que les besoins primaires sont rencontrés pour le plus grand nombre dans nos sociétés industrialisées, la notion de bonheur recouvre bien davantage le niveau des relations : on est ensemble pourv ivre des relations gratifiantes. Et les personnes sont devenues fort exigeantes quant à la qualité de ces relations : plus question de tricher ou de faire semblant « pour les enfants » ! Si les relations ne sont plus satisfaisantes, on se sépare. Nous investissons et nous attendons tellement aujourd’hui des relations interpersonnelles, qu’il devient parfois difficile d’en être satisfait, et que ceux qui connaissent l’échec ou la solitude ressentent plus durement encore leur « malheur ». Il convient également d’insister sur l’aspect individuel que recouvre la notion de bonheur. Si l’on pouvait hier l’assimiler à un niveau de satisfaction globale du « groupe familial », il ne saurait être question aujourd’hui d’imaginer un bonheur qui ne rencontrerait les aspirations de chacune des personnes. On approche là un des grands défis de la vie familiale : nous nous « mettons ensemble » pour être heureux, mais nous exigeons la satisfaction de nos aspirations d’individus ; or, ces aspirations entrent parfois en concurrence, voire en contradiction. Ca sert à transmettre des valeurs Il est difficile de nier que la famille a un rôle à jouer dans l’éducation, la transmission des valeurs. Les parents insistaient sans doute davantage dans le passé sur les normes, les règles, les comportements ou les « convenances » à transmettre, et la société trouvait là un puissant allié pour la reproduction d’un type de fonctionnement presque immuable. Aujourd’hui, les parents souhaitent bien davantage éveiller leurs enfants à des valeurs : le sens des responsabilités, la tolérance, la solidarité, etc.
Néanmoins, il serait illusoire de penser que la société a fait le deuil de ses attentes vis-à-vis des familles. Qu’il suffise pour s’en convaincre d’écouter des enseignants expliquer l’échec scolaire d’un enfant par sa « situation familiale », ou de lire ces quelques mots du bourgmestre de Charleroi : « La police ne doit cependant pas être seule à lutter contre la délinquance. Ce rôle incombe également aux autres institutions sociales telles que la famille, l’école… ». Les attentes de la société vis-à-vis des familles sont d’ailleurs telles qu’elle se ménage le droit de retirer à certains parents la garde de leurs enfants, lorsqu’elle estime qu’ils n’assument plus correctement leur tâche.
Il convient aussi d’attirer l’attention sur le contenu des valeurs à transmettre. La tâche essentielle que se reconnaissent la plupart des parents est d’amener des enfants à l’âge adulte, c’est-à-dire à la capacité d’autonomie, d’en faire des êtres libres et responsables d’eux-mêmes, se déterminant à eux-mêmes leurs propres objectifs de vie. Et l’on touche ici le second grand paradoxe de la vie familiale : les parents usent de leur « autorité » pour amener leurs enfants à devenir autonomes, c’est-à-dire à remettre en cause leur autorité et les valeurs qu’ils transmettent. Si l’on ajoute à cela le fait que chacun des parents réclame pour lui-même sa propre autonomie, on imagine aisément qu’il n’est pas simple de vivre ensemble au quotidient sans négocier et renégocier sans cesse les divers aspects de la vie commune, ce qui implique d’apprendre à gérer les conflits inévitables que cela entraîne. La famille n’est pas le nid douillet des pubs pour margarine où l’on vit à l’abri de la dureté de la vie sociale et économique, elle est lieu de conflit et de négociation, où chacun se trouve impliqué non seulement par ses aspirations et ses demandes, mais aussi par les liens affectifs très forts qui l’unissent aux autres.
Ca apprend à vivre les différences
Est-ce que le thème est à la mode ? Je ne sais, mais de nombreuses familles déclarent aujourd’hui qu’elles souhaitent vivre des relations de type démocratique. Or, il n’y a pas si longtemps que la femme est reconnue comme l’égale de l’homme (mais est-ce toujours le cas dans la pratique ?) et l’on vient à peine de proclamer les droits de l’enfant. Dans une famille, composée de membres d’âges, de force, d’intelligence, de moyens différents, on ne vit pas selon la loi du plus fort, que du contraire ! Le plus petit, le plus fragile, le plus faible est normalement celui qui reçoit le plus de soins et d’attentions de la part des autres. Il est peut-être facile de reconnaître à chacun une égalité théorique. Les problèmes commencent à se poser lorsque l’on constate qu’il faut vivre ensemble bien que fort différents les uns des autres. Et si les parents se sont choisis et appréciés pour leurs particularités, il en va tout autrement pour les enfants, le frère sportif se moquant facilement de la gaucherie de sa soeur, celle-ci plus artiste râlant de devoir encore subir le match de foot du mercredi. La vie de famille est pourtant souvent une réussite du fait même du mariage de ces différences, même si cela ne se fait pas spontanément et sans accrocs. Il n’est pas toujours facile, par exemple, de déterminer ensemble le lieu de prochaines vacances ou un but de promenade dominicale qui satisfassent légitimement chacun.
Les différences sont souvent sources de conflit. Et, dans la famille comme dans la société, la démocratie n’est pas l’absence de conflits, que du contraire ! Depuis les crises du « non » des petits qui commencent à s’affirmer jusqu’aux portes claquées au nez des parents « qui n’y comprennent décidément rien » par leurs adolescents en passe de devenir autonomes, ce qui importe surtout est la manière de traiter les conflits. Et quel meilleur lieu que la famille pour apprendre le dialogue quotidien, la nécessité de se reformuler sans cesse les projets communs, le respect de l’autre et les limites à ne pas dépasser dans l’expression des désaccords sous peine de blessure sans retour, mais aussi et peut-être surtout le pardon mutuel et la réconciliation indispensable pour continuer à vivre ensemble.
Ca sert à assurer la solidarité.
Il est encore un rôle essentiel que les familles jouent aujourd’hui : assurer la solidarité entre les personnes. Rares sont les personnes qui l’évoquent lorsqu’elles décrivent ce qu’elles attendent de leur famille. Peut-être est-ce trop évident ou trop profondément ancré en chacun. Pourtant, c’est sans arrêt que le groupe familial modifie sa structure, son mode de vie et ses choix pour assurer la solidarité entre ses différents membres : entre enfants et adultes, travailleurs et non-travailleurs, malades et bien portants, etc. Et le poids de cette tâche n’a fait que s’accentuer ces dernières années : le conjoint au chômage s’est vu réduire ses allocations du fait de sa « cohabitation », les grands jeunes qui ne trouvent pas de travail restent de plus en plus tard dépendants de leur famille, les malades hospitalisés sont renvoyés de plus en plus tôt dans leur famille pour limiter les coûts, etc.
Malgré cette évolution déjà très lourde pour bien des familles, nombreux sont les discours qui présentent encore l’évolution de la famille comme la lente disparition des « solidarités naturelles » à laquelle la société se voit contrainte de suppléer en organisant une « sécurité sociale ». La sécurité sociale est alors présentée comme un pis-aller provoqué par l’égoïsme, et la revalorisation de la famille et de la solidarité familiale se colore étrangement d’une logique de récession sociale. Car si les familles doivent en faire plus, c’est bien que l’Etat souhaite se désengager de toute une série de ses missions. Et chacun sait que lorsque la famille doit assurer davantage de soins aux malades ou aux personnes âgées, par exemple, c’est presque toujours à la femme qu’en incombe la charge. En découle une accentuation de la surcharge des femmes… qui en viennent à manifester le souhait de « plus de temps », libèrent le marché de l’emploi et perdent un peu de leur autonomie. Mais cela est une autre histoire.
Une famille, ça bouge…
A travers les quelques éléments relevés dans cet article, une réalité semble en tout cas s’imposer : la famille est une réalité en mouvement, qui ne cesse de changer et d’évoluer en fonction de l’évolution de chacun de ses membres et de l’influence des facteurs extérieurs. Et bien plus encore que d’être en mouvement, le coeur de la réalité familiale, quelle que soit sa forme ou son modèle – et ils sont varié saujourd’hui – est d’être provisoire. Bien sûr, des liens subsisteront le plus souvent entre parents et enfants, peut-être le couple parental continuera-t-il son histoire, mais la famille comme cellule de vie, est amenée à disparaître. On peut même dire que son rôle essentile est d’amener des enfants à la quitter, c’est-à-dire à provoquer son éclatement. Si l’on ne sait trop ce que pourrait signifier une « réussite » dans le domaine de la vie familiale, toute volonté de figer la réalité ou de la ramener à une unité « close » (famille cocon) contient en tout cas les germes de l’échec. Une famille n’a de sens que si elle projette ses membres vers l’extérieur. Lorsque de tous côtés on semble tant s’intéresser aux familles, il convient donc d’être particulièrement circonspect face à toute approche qui viserait à absolutiser la famille.
Feuilles Familiales – « JE RÊVE D’UNE FAMILLE » – José GERARD – Février 1994